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ENTRE DEUX IMAGES n°79

6 octobre 2019

SPÉCIAL « RÉCRIMINER CONTRE LE TEMPS »

Liquid Architecture / Renard / Chion-Mourier / Ferreyra / Bloy / Bernanos / Péguy / Beauvais / Marclay /Muray / Revel / Joseph de Maistre / Russell / Bloy / De Gaulle / Flaubert / Gide / Shakespeare / Kleist / Nolan / Fellini / Scott / Hauer / Heston / Hawks / Kubrick / Dolto / Aidan / Régnier

LES KOALAS ONT-ILS LE TEMPS DE S'ENNUYER ?

C'est lorsque nous sommes allés en Australie en 2017, à l'invitation de Liquid Architecture, que je me suis intéressé pour la première fois au mode d'existence du koala. J'en voyais de mes yeux et j'ai pu en photographier un (ici dormant sur un arbre, dans la bourgade de Lorne, au sud de Melbourne), J'ai lu que le koala doit en effet dormir beaucoup, jusqu'à 20-22h par jour, afin de digérer sa nourriture habituelle, la feuille de l'eucalyptus, qui est par ailleurs son habitat. Cette nourriture étant très toxique, il faut du temps à l'organisme de cet animal pour en éliminer les substances hostiles, et donc il doit économiser toute son énergie. De là aussi, paraît-il, la taille microscopique de son cerveau, puisque cet organe noble est très énergivore.

Nous envions parfois les chats de dormir autant. Un être humain en bonne santé et pas forcément dépressif peut jalouser souvent certaines espèces d'animaux, notamment ceux qui n'ont pas ou peu de prédateurs, d'avoir le sommeil long et facile, comme apparemment les chats dans l'habitat domestique.

Le temps est-il long pour un koala ? « Je trouve le temps long », dit-on en français. J'aime cette formule populaire parce qu'elle est plus énigmatique que ne le laisse croire sa banalité. C'est le temps en effet qu'elle vise directement, avec un qualificatif qui s'applique aussi à l'espace, et qui esr une question d'échelle de référence. Long, court, oui, mais par rapport à quoi ?

Une formule pas facile à transposer dans une autre langue, car elle utilise une spécificité française qui est le changement de sens et de connotation d'un adjectif selon qu'il est placé avant ou après ce qu'il qualifie. La traduction littérale de Google Translate « I find the long time », « Ich finde die lange Zeit », ne veut rien dire, et est très ambiguë.

Outre « Zeit », pour temps, l'allemand possède par ailleurs un mot bizarre « die Weile », (correspondant au « While » anglais et que le français traduit, si l'on ose dire, par « moment » et dont est tiré « sich langweilen », s'ennuyer). Remarquez le caractère réflexif. 

L'écrivain français Jules Renard (qui allait mourir à 46 ans, mais ne pouvait le savoir), a écrit dans son Journal en 1909 : « la vie est courte, mais l'ennui l'allonge. » Contrairement à ce qu'on peut croire, c'est pour faire l'éloge de l'ennui qu'il s'exprime ainsi. Ailleurs : « il faut savoir s'embêter. »

Une place pour l'ennui – deux même, si besoin est, mais pas plus – me semble souvent nécessaire dans une œuvre de longue durée où l'on subit le temps, telle qu'une représentation théâtrale ou d'opéra, un film vu en salle, une longue pièce de musique concrète entendue en concert. Dans mon mélodrame de 2h L'Isle sonante, non encore édité, je fais dire à mon personnage de lectrice compulsive nommé Axelle (incarné par Florence Chion-Mourier), « je m'ennuie », à un moment précis qui n'est pas forcément celui où l'auditeur s'ennuie lui-même, mais cela le justifie et le dédouane de ressentir cela. L'ennui doit être dans cette œuvre juste un palier, il doit mener à une sorte d'extase que je recherche, et qui, bien sûr, peut ne pas être partagée.

« Michel, m'a dit un jour d'un ton de lassitude résignée mais aussi comme un cri du cœur longtemps retenu, la compositrice Beatriz Ferreyra, lors d'un séminaire que le GRM, dont elle avait été membre, me consacrait en 2002 et auquel elle assistait, « pourquoi fais-tu des musiques aussi longues ? »

Je ne me souviens plus de ce que je lui ai répondu devant l'assistance. Probablement que j'en ressentais le désir et c'est tout. Aujourd'hui j'y repense parce que je suis en train de composer des œuvres de plus d'une heure (donc longues par rapport aux standards courants d'aujourd'hui, dans notre genre, de 20-25 minutes), et d'en réviser de plus anciennes, en retrouvant de celles-ci, sur bande magnétique, CD gravé, fichier, etc... des versions plus développées que celles qui ont été jouées ou éditées, et que je trouve meilleures et mieux proportionnées. En tout cas, dès 1979, j'ai voulu faire avec le mélodrame Diktat une œuvre où est prévue une plage de temps spécialement et explicitement dévolue à l'ennui (c'est le mouvement intitulé Le Travail). Mais lorsque l'ennui est un sentiment également ressenti d'un bout à l'autre de l'œuvre, c'est que celle-ci ne marche pas sur l'auditeur. C'est à l'auteur de savoir s'il en tient compte ou pas, et à chacun de connaître et de fqaire mûrir ses propres goûts. Un ennui immédiat est l'effet que me font, dès la première minute ou presque, la plupart des films de Jacques Rivette, et qui se poursuit lorsque je les vois en entier ; ça ne prouve rien contre eux, d'autres peuvent les aimer. Et moi, ça me fait réfléchir sur ce à quoi je tiens. 

RONCHONNEMENTS CONTRE LE TEMPS

J'avais écrit d'abord « invectives», c'est plus euphonique, mais ce que le mot d'invective a représenté de beau et de noble dans la littérature française à l'époque de Léon Bloy , Charles Péguy, Georges Bernanos, me semble avoir été abîmé et dévalorisé (provisoirement j'espère) par des imprécateurs littéraires ou politiques (comme Jean-Luc Mélenchon) qui n'ont ni la vraie fureur, ni le génie d'expression, ni la classe que demande le genre. Le dernier exemple que j'en ai eu est le film de Frank Beauvais Ne croyez surtout pas que je hurle, sorti ces jours-ci en salle, où l'auteur-cinéaste (dont le texte est imprimé, et le film distribué par Capprici), semble convaincu que ses diatribes contre la mentalité casanière - à ce qu'il prétend, en tout cas - des villageois alsaciens ses voisins, ou contre le panurgisme des supporters de football, sont des mauvaises humeurs dignes, par la magie de son style et la fausse audace du dispositif cinématographique (un sampling de plans de films tournés par d'autres, inspiré du travail de Christian Marclay sur le temps, The Clock, pour moi tout aussi insignifiant et parasitaire) d'intéresser le monde entier. De même, Philippe Muray, qui possédait le style, la culture et l'humour dont Beauvais me paraît dépourvu, aurait pu se trouver des cibles plus passionnantes que le festivisme moutonnier de l'intelligentsia de gauche, un sujet qui ne me paraît mériter que l'ironie brève. Celle que permet justement un blog.

Mon père avait une certaine estime pour Jean-François Revel, un écrivain-polémiste qui dirigea L'Express plusieurs années. Homme libre et signataire du Manifeste des 121 pour l'insoumission, de sensibilité centre-droit, Revel avait la fibre pamphlétaire, et cela pouvait l'amener à signer des ouvrages entiers sur des sujets à mon avis ne le méritant pas, comme son attaque sur Le style du général (il s'agit de dénier toute qualité à l'écriture des Mémoires de guerre et des discours de De Gaulle !). Mais il avait aussi créé chez l'éditeur Jean-Jacques Pauvert la collection de pamphlets Libertés, très réussie à la fois par son catalogue et par sa maquette géniale (couverture en papier kraft) due au grand Pierre Faucheux. Une collection qui me permit, adolescent, de découvrir Joseph de Maistre (car Revel voulait réééditer aussi bien les réactionnaires que les « progressistes »), Hume, Bertrand Russell, et bien sûr Léon Bloy. Ainsi qu'un pamphlet contre Roland Barthes signé de Raymond Picard, et des textes de Revel lui-même.

Donc, je ronchonne parfois contre le temps, un sujet auquel – contrairement aux manifestations de supporters de foot, aux événements festifs de la Mairie de Paris et à la lecture des écrits de De Gaulle -, nul ne peut échapper. Mais qu'il soit incontournable, est-ce une raison pour être d'accord avec lui – ce qu'on dit aussi de la mort ?

Qu'est-ce que c'est que cette injonction d'avoir à approuver l'inéluctable réalité ? On n'a pas le choix de toutes façons. OK, je m'y soumettrai, mais non sans avoir dit mon désaccord. Je ne suis donc pas du tout sensible à l'argumentation stoïcienne, de ne pas protester contre ce à quoi on ne peut se soustraire.

Le temps, c'est ce que je lui reproche, c'est d'être une sorte d'espace contrefait. C'est, en langage familier, quelque chose de très mal foutu pour un être humain - même dans son rythme nycthéméral personnel. La vie, n'en parlons-pas. Flaubert a eu le courage de s'en prendre à elle (« blasphème » aux yeux de Gide), mais c'était sa façon d'en être, et il a fait son œuvre avec cette révolte.

Certes, il me faut, comme à tout le monde, me couper de ma vie et du temps de temps à autre, afin de pouvoir continuer à vivre, et confier au corps la surveillance de ses fonctions. On appelle cela le sommeil. Cela fait longtemps que pour moi le processus ne se produit plus tout seul, il me faut un cocktail de produits anxiolytiques et somnifères et des rites, et encore je ne suis jamais sûr de m'endormir. Tous les soirs, depuis plusieurs décennies.

Dans ces interruptions, je rêve, comme tout le monde, et parfois (pas si souvent quand même) ce rêve est tellement paradisiaque que le retour obligé au réveil est atroce. Comme il est dit dans la Tempête : « when I waked I cried to dream again." Shakespeare est bien le dramaturge qui a parlé du sommeil le plus somptueusement. Kleist, dans le sublime Prince de Hombourg, évoque le somnambulisme, c'est différent.

Dans une petit livre pour enfants que j'avais acheté en vue de ma création radiophonique Berceuse, il est écrit que « le sommeil n'est pas du temps perdu, il se passe beaucoup de choses pendant que tu dors. Tes ongles, tes cheveux poussent plus vite. » C'était en vue d'une émission produite par le GRM, et dont j'hésite encore à tirer une version de concert. « Vos ongles poussent en majeure partie la nuit » confirme le site belge Flair. Mais il ne précise pas si c'est valable pour les insomniaques.

Comme Christopher Nolan a su magnifiquement le mettre en valeur et l'exploiter dans son film imparfait, mais ambitieux et puissant Inception, le temps qui s'écoule dans le rêve pour le dormeur n'est pas celui que compte l'horloge, y compris l'horloge biologique - battements de cœur, circulation du sang, respiration, digestion, et tous ces cycles et valeurs que de plus en plus de gens veulent connaître et surveiller par des appareils transportables. Glycémie, pression artérielle, respiration, sudation, et bien sûr diastoles et systoles, autant de processus dont vous pouvez de plus en plus facilement connaître en temps réel les états et les courbes capricieuses – ce qui est rassérénant pour ceux-ci, et anxiogène pour ceux-là. En tout cas, je ne me souviens pas avoir jamais rêvé que je m'ennuie.

Certains des films que je préfère ménagent des plages délimitées pour l'ennui. C'est le cas de La Dolce Vita de Fellini :à la fin, lors d'une nuit blanche les personnages se battent les flancs pour s'amuser, le spectateur doit s'ennuyer aussi (le comble pour un film que le public de 1960 a couru voir, croyant y trouver divertissement, sexe et frivolité), avant que la fraîcheur du matin retrouvé en sortant de la villa près de la mer où cette fête se termine ne nous fasse retrouver l'énergie, l'espoir, la beauté, et ne rédime l'ennui, faisant de ce dernier la promesse d'un nouveau départ possible.

Dans Blade Runner, d'après Philip K. Dick, les personnages de réplicants (androïdes créés artificiellement pour le service des humains) sont programmés pour une durée de vie limitée, selon une horloge interne à laquelle il n'ont pas accès, et l'idée géniale du réalisateur Ridley Scott a été de faire jouer le plus imposant et dangereux d'entre eux sur un rythme étiré : « Time.... enough... time », égrène lentement, lorsqu'il entre en scène dans le film, Roy Batty, formidablement incarné par Rutger Hauer. Disparu en juillet dernier, la même année que celle de son personnage fictif, Hauer était taillé pour les rôles monumentaux à la Charlton Heston.

Bon sang, quand va -ton s'intéresser au tempo des films, à ce que la langue anglaise appelle « the pace »y compris dans le cinéma populaire. Hawks a voulu des dialogues rapides (mais cette règle de rapidité rend grimaçante pour moi une comédie de 1952 comme Monkey Business). Paradoxalement, le film de lui que je préfère est Le Port de l'angoisse, où la double présence de Lauren Bacall et d'Hoagy Carmichael apporte à la fois nonchalance et intermèdes musicaux. Quant à Kubrick, il a su créer dans Eyes Wide Shut un rythme de jeu des acteurs, de débit des dialogues, tout à fait particulier et immatériel, empreint de magie. Mais même dans ce film sublime, je retrouve « ma » plage d'ennui, lors de la séquence de l'orgie chez les riches.

L'HOMME DÉRYTHMÉ

Pour expliquer l'intolérance à l'ennui qui serait propre aux jeunes générations et leur donnerait envie de zapper et de couper court (donc de lire et de réagir court), on incrimine les appareils modernes : la connexion, les portables, l'Internet les bombardant d'informations et de notifications, etc... Pourtant, moi qui suis né en 1947, dans un monde et un milieu différent, sans téléphone à domicile et encore moins de portable, sans chaînes de radio en continu, je me sens aussi « dérythmé » que de plus jeunes, et souffre mal certaines attentes ; d'où mon intérêt lorsque j'ai lu les observations de Dolto sur les éducations à la propreté qui « dérythment » les enfants en contrariant leurs rythmes de sommeil, d'excrétion, etc. Il est vrai que j'ai vécu précocement, avec la séparation de nos parents l'année même de ma naissance, et notre mise en nourrice plus ou moins chaotique à différentes adresses, des expériences propres à me dérythmer.

Dès 1948, la jeune doctoresse Françoise Dolto-Marette, qui signait encore avec son nom de naissance devant son nom d'épouse, écrivait :

« Les premiers mouvements de l’enfant sont l’expression même de sa vie, mouvement. des bras et des cuisses sur le tronc. Si ces mouvements ne sont pas libres il se sentira gêné dans sa manière de s’exprimer et d’être. Si crier apporte la souffrance, si remuer apporte la souffrance, l’enfant se dérythme sur le plan digestif ou sur le plan respiratoire » (Françoise Dolto-Marette. Les sensations coenesthésiques de bien être et de malaise origines des sentiments de culpabilité. Extrait de la revue « Psyché – Revue internationale des sciences de l’homme et de psychanalyse », (Paris), avril-mai 1948, pp. 468-482. On trouve l'article sur Internet sur le site Histoiredelafolie.

Je suis content d'avoir retrouvé le mot de « coenesthésie » (« sensibilité organique, émanant de l'ensemble des sensations internes, qui suscite chez l'être humain le sentiment général de son existence, indépendamment du rôle spécifique des sens », dit le précieux CNRTL consultable en ligne). Un mot dont caractéristiquement j'avais refusé de fixer le sens précis, comme s'il s'associait jusque-là au malaise qu'il désigne.

Pour ma part, et malgré les circonstances que j'ai rappelées plus haut, il m'arrive de croire que j'ai été « dérythmé » vers 6 ans par un événement ponctuel et traumatique, localisé dans l'espace et le temps) savoir une sieste qu'on m'aurait imposée enfant lors d'une visite à des grands oncles du côté paternel. J'associe ce « faux » souvenir au nom de la ville de Soissons où habitaient ces parents (soi/son ?). Cela est peu probable dans tous les sens du mot, à la fois impossible à prouver et peu vraisemblable, mais j'en ai fait un mythe personnel : il y a beaucoup d'évocations du sommeil troublé, et notamment de la sieste, dans ma musique (On n'arrête pas le regret, Diktat, La Ronde, la Tentation de saint Antoine, La vie en prose, la Deuxième symphonie- , comme si cette sieste nauséeuse en plein après-midi, alors qu'il faisait beau dehors mais qu'on avait beaucoup mangé, ne cessait plus de déclencher dans mon vécu de la continuité temporelle des spasmes, des tremblements, de brèves embolies dans l'écoulement normal du temps. Bref des « malaises coenesthésiques ». Mais au moins, la durée de certaines de mes œuvres, celle-là même que me reprochait Beatriz, m'aurait-elle permis de les inscrire et d'en faire quelque chose, dans l'espoir que certains y retrouvent une expérience fondatrice. Ce quelque chose implique non seulement la durée en soi, mais l'idée d'une œuvre musicale comme forme fermée dans le temps. J'en reparle dès la semaine prochaine, à propos de la musique concrète.

Merci à ce propos à Frank Aidan et Johannes Régnier de m'avoir encouragé - le premier, qui est un ami, lors d'une rencontre inattendue au sortir de la Cinémathèque où le film de Beauvais passait en avant-première, le second dans un mail - , à reprendre ce blog, que je compte pour quelque temps réinscrire dans une périodicité.