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ENTRE DEUX IMAGES n°55

22 avril 2017

Spécial "ENTRE DEUX BULLETINS"

Boyle / Welsh / McGregor / Dumas / Le Pen / Chirac / Jospin / Mamère / Miyazaki / Voise / Tibéri / Hollande / Cahuzac / Balkany / Pasqua / Dassault / Boutin / Hamon / Valls / Mélenchon / Cohn-Bendit / Sarkozy / Poutine / el Hassad / Poutou / Arthaud / Fillon / Macron

Ci-dessus un célèbre refrain du Trainspotting de 1996, réalisé par Danny Boyle d'après le roman de l'écrivain écossais Irvine Welsh, avec son mot-clé "Choose" qui trotte en ce moment dans nos têtes d'électeurs français. Comme beaucoup de gens, j'ai trouvé T2, ou si l'on veut Trainspotting 2 récemment sorti, décevant, mais en même temps il aurait pu ne pas l'être, et la "remise en jeu" d'un succès par un sequel est un phénomène qui m'intéresse et me paraît toujours positif, signe de vie. Bien sûr, après coup, on peut analyser ce qui ne va pas : notamment, dans T2, le fait que ce soient les mêmes acteurs qui jouent les mêmes personnages. En effet, alors que les interprètes, et surtout Ewan McGregor, ont, pour jouer toutes sortes d'autres rôles, préservé leur forme physique, les personnages, ont eux, dans ce Vingt ans après cinématographique, persisté à se droguer et continué à se détruire. Un problème qu'Alexandre Dumas ne connaissait pas pour prolonger les aventures de ses Mousquetaires.

L'EFFET PAZACÉ

En avril 2002 - une date qu'on évoque beaucoup en ce moment -, les sondages de la dernière semaine annonçaient la montée du vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, derrière Lionel Jospin et le président sortant Chirac. Le journal Libération, que j'achetais encore, ne vit rien venir et ses analystes s'alarmaient plutôt d'une montée probable de l'abstention. La veille du premier tour, sa couverture du Samedi se contentait de nous enjoindre : "Allez-y quand même !!", au milieu d'un montage de photos qui représentait des détails des visages des seize candidats, y compris Le Pen ! Une couverture dont le sens symbolique (voter pour le père de Marine est préférable à ne pas voter) a échappé à ses brillants concepteurs, et dont il est logique que le journal ne se vante pas (je l'ai tout même retrouvée, pour m'assurer que je ne l'avais pas rêvée, sur Internet, mais pas sur le site du Journal).

Autour de moi, dans mon milieu d'intellectuels de gauche parisiens, pas mal de gens trouvaient que le candidat du Parti Socialiste et alors Premier Ministre de cohabitation du Président Chirac, Lionel Jospin, n'était "pas assez" à gauche (à prononcer "pazacé"). Certes il avait mené une politique de social-démocratie, aidé à faire baisser le chômage, il était pondéré, et estimé. Pas par tout le monde : par exemple - et ce n'est qu'un cas parmi d'autres - certaines déclarations du mouvement Act Up stigmatisaient Jospin comme homophobe, ne luttant "pazacé" contre le sida, ni dans ses actions passées ni dans son programme de candidat, et l'on vit se multiplier des affiches du côté de la rue des Archives, pas loin de là où j'habite, avec son portrait mis au pilori.

Le 7 avril 2002, le site d'Act Up avait publié ce texte, qu'on trouve toujours sur son site, sous la forme d'un communiqué anonyme, qui ne lésine pas sur les mots forts :

Compte tenu des moyens à disposition de l’État français, sa contribution à la lutte contre l’épidémie et pour l’accès aux traitements dans les pays pauvres ne saurait être inférieure à 1 milliard d’euros par an, sauf à reconnaître l’hypocrisie de ses engagements et le maintien de politiques criminelles et racistes à l’égard des populations de ces pays.
Noël Mamère, candidat des Verts à l’élection présidentielle, a reconnu la nécessité de cet engagement.
Devant ses électeurs, Lionel Jospin devra faire un choix : condamner à mort des millions de personnes et porter publiquement la responsabilité de sa complicité à une catastrophe sanitaire sans précédent, ou intervenir décemment, ENFIN.

Je ne sache pas que les rédacteurs du site d'Act Up aient usé pendant la même période de la même violence verbale envers Chirac, qui fut finalement élu, et bien évidemment ne fit pas plus dans son deuxième mandat que Jospin ne l'aurait fait, du moins selon Act Up ; quant à Mamère, qui n'avait aucune chance d'être au second tour des Présidentielles 2002 (il fit tout de même un peu plus de 5% des voix au premier), cela ne lui coûtait rien, en tant que candidat, de "reconnaître la nécessité de cet engagement", comme le dit le communiqué, passant de l'invective contre le candidat "pazacé" sur un sujet à la langue de bois diplomatique sur l'autre.

Même si le sujet était et reste grave, je n'aime pas le style "tribunal de guerre" de ce genre de proclamation, où c'est une personne, Jospin dans ce cas, qu'on accuse de "condamner à mort", d'être "complice", de "trahir", etc. , style qu'a pu aimer Jean-Luc Mélenchon. Au cours des années 80, j'ai perdu beaucoup de connaissances et d'amis proches morts du Sida, mais cela ne me paraît pas autoriser les associations de lutte à traiter d'assassins à tout bout de champ des responsables politiques, parce que ceux-ci évaluent différemment la situation et ne réagissent pas au quart-de-tour...

Pour d'autres électeurs de gauche, que la cause de la lutte contre le Sida mobilisait moins, Jospin avait le tort de ressembler à un "vieux prof" et de ne pas posséder le "charisme" qu'un vrai chef d'état français se devrait d'avoir. N'avait-il pas affirmé en outre : "Mon programme n'est pas socialiste" ? Certains se firent donc leur programme de vote en deux temps : au premier tour, voter pour un petit candidat "assez" à gauche, et au second, voter pour le "pazacé" Jospin, qui - l'un de ces petits candidats, Noël Mamère, l'assurait avec conviction - serait de toutes façons au second tour : ceux qui prétendaient le contraire, disait le représentant de l'écologie, ne pensaient qu'à étouffer la vraie gauche de progrès.

200.000 VOIX MANQUANT À L'UN, 80% DONNÉS À L'AUTRE

Le samedi soir 20 avril, la veille du premier tour, je faisais la queue devant le cinéma MK2 Bastille, en compagnie de ma femme Anne-Marie et d'une amie, avec lesquelles je retournais voir Le Voyage de Chihiro, de Miyazaki, que j'avais déjà vu seul deux jours plus tôt dans la même salle et qui m'avait enthousiasmé. La conversation avec les voisins s'engagea durant l'attente, et nous fûmes deux ou trois à dire que Le Pen montant, il fallait voter Jospin dès le premier tour : cela ne me demandait pas d'effort, puisque je trouvais que cet homme était bien et que son programme politique était adapté à ce qui était possible. J'ai au moins convaincu une personne, notre amie - qui, depuis me consulte comme un oracle politique - de renoncer à voter pour un "petit candidat" dès le premier tour.

Cependant, je n'avais pas prévu non plus ce qui se allait se passer ; si je votais Jospin et encourageait à le faire, c'était pour creuser son avance par rapport à un Jean-Marie Le Pen dont le pourcentage de votes tendait à rejoindre le sien. Comme on le sait, cela fut bien plus qu'un écart diminué. Les courbes se croisèrent et firent tout basculer.

Malheureusement, en effet, il manqua environ 200.000 voix au Premier ministre d'un gouvernement socialiste de cohabitation, et ce fut le cauchemar : Chirac/Le Pen au second tour. Pas par hasard : lors des derniers jours de campagne, le Président sortant avait ignoblement joué sur la peur et le thème de l'insécurité pour rivaliser avec le chantage de Le Pen père, dont ainsi il fit monter les voix en même temps que les siennes. Il fut aidé par l'affaire Paul Voise (un homme maltraité et blessé par des voyous), et par la façon dont la chaîne TF1 la mit en épingle.

Il ne nous restait plus, au second tour, qu'à voter Chirac : les électeurs de gauche furent irréprochables et jouèrent la carte du Front Républicain avec une loyauté et une sérénité dont beaucoup plus de personnalités à droite auraient dû les féliciter et les remercier, au lieu de leur faire un doigt d'honneur comme certains, qui ont juré que dans le cas symétrique, ils ne leurs rendraient jamais la pareille. Le soir même de ce dimanche historique, Place de la République, un Chirac élu a plus de 80%, faisait la tête, et sa femme Bernadette, derrière lui, affichait son air fermé et réprobateur. Loin d'être à la hauteur de cette situation exceptionnelle et de rassembler son pays, Chirac continua ses combines politiques et à placer ses proches. Dans le second tome de ses Mémoires, paru bien des années après, il concède :

« J’aurais sans doute dû tout mettre en œuvre pour constituer une équipe dirigeante plus représentative des 82% d’électeurs qui m’ont apporté leur suffrage le 4 mai 2002 (...) Je ne l’ai pas fait et ce fut probablement une erreur au regard de l’unité nationale dont j’étais le garant. »

On ne le lui fait pas dire, mais le mot d' "erreur" me paraît faible et bien auto-indulgent pour qualifier cette attitude. Je trouve qu'on est trop indulgent pour Chirac, bien qu'il ait fait certains bons choix que tout le monde lui reconnaît (le discours sur le Vel' d'Hiv', le non-engagement dans la guerre contre l'Irak). Il a beau être populaire parce qu'il boit de la bière au comptoir avec les gens, il n'empêche qu'en tant que Maire de Paris, il a volé, triché, menti, fait condamner les autres à sa place, et placé à l'Hôtel de Ville le clan des Tibéri.

LA TROISIÈME FAUTE DE JÉRÔME CAHUZAC

Mais si Chirac a beaucoup plus, plus longuement et plus gravement triché que l'ancien ministre du Budget de Hollande Jérôme Cahuzac, tombé en 2013 pour cause de "fraude fiscale et blanchiment", ce dernier a selon moi commis, par rapport à lui, une faute supplémentaire. Un faute en termes non d'impératif absolu kantien, mais en termes de dommages commis contre son propre camp : cette faute est son aveu même. Selon moi, pris la main dans le sac, il n'avait qu'à faire comme les Chirac, les Balkany, Pasqua, Tibéri, Dassault à droite : nier contre l'évidence, nier jusqu'au bout, nier jusqu'à la mort. Au moins ceux-là ne portent-ils pas tort à leur camp et aux personnes honnêtes qui leur ont fait confiance. Ayant été accusé d'avoir triché sur ses impôts et ses revenus, Jérôme Cahuzac aurait pu avouer et se retirer ; mais puisqu'il a choisi de mentir devant le pays, il se devait, selon moi, de persister dans son mensonge en se débrouillant avec sa conscience (un lapsus m'a fait d'abord écrire "confiance"). En finissant par avouer après avoir triché et nié, il a plus éclaboussé, compromis et affaibli la gauche, que s'il s'était simplement "laissé condamner".

LES BONNES RAISONS QU'ON SE TROUVE APRÈS COUP

Revenons sur avril 2002 : le lendemain de ce dimanche de cauchemar, je discute au téléphone avec un ami rédacteur d'une revue consacrée à la vidéo, où je tenais alors une rubrique. Lui me disait avoir voté Noël Mamère (alors qu'il se fichait jusque-là de l'écologie), juste selon le schéma du voter de "plus-à-gauche-que-Jospin" au premier tour, cela en toute méconnaissance de la situation. J'avoue que j'étais un peu énervé, car c'est une partie de ces voix urbaines qui ont manqué à Jospin pour être au second tour, offrant ainsi la place à Jean-Marie Le Pen. Pendant trois ans nous n'eûmes plus l'occasion de nous parler, puis cet ami tint à m'envoyer un papier qu'il avait écrit sur une revue en ligne, et qui était une démolition de tous les acquis des deux présidences Mitterrand et des gouvernements de gauche ; même la loi sur l'abolition de la peine de mort n'était pas à mettre à son crédit, puisque certains policiers, disait-il, continuaient à commettre des bavures mortelles. Bref, au lieu de remettre en cause son appréciation de la situation, ce garçon se sentait obligé d'accuser encore plus toute la gauche de gouvernement qui ne serait pas montrée digne de son vote pour n'avoir pas-été-assez à gauche... Alors que si je lui en voulais, et à d'autres, c'était de n'avoir pas pris le temps de faire une estimation de la situation dans laquelle ils votaient (ou non), condamnaient, incriminaient...

De la même façon, et dans la même démarche de justification a posteriori, Act Up revint en 2004 sur le cas de Jospin : ce dernier s'étant dit opposé au mariage homosexuel, il fut déclaré homophobe, "donc, raisonnait le communiqué, nous avons eu raison de le fustiger avant le 21 avril et de ne pas voter pour lui." Il valait donc mieux, à suivre cette logique, qu'un fasciste clairement antisémite et homophobe fût présent au second tour plutôt qu'un socialiste soupçonné d'être homophobe (mot aussi problématique que celui d'islamophobe, car on ne sait pas s'il s'agit de ceux qui s'en prennent aux personnes, ce qui est condamnable, ou sont dérangés par les opinions ou les mœurs, ce qui est leur droit. Pour moi, Christine Boutin a le droit de dire que l'homosexualité dérange ses convictions, à condition qu'elle respecte les personnes homosexuelles).

Bien sûr, j'ai été consterné que Lionel Jospin, le soir du 21 avril, dise se retirer de la vie politique, laissant son Parti se débrouiller avec une situation terrible (et surtout Hollande, qui remit sur pied le Parti Socialiste), mais je continue de critiquer, dans la position d'Act Up, outre la volonté d'ignorer les différences politiques, l'obsession de la stigmatisation personnelle et le goût pour se choisir des têtes de Turc, alors que bien évidemment, il ne s'agit pas de personnes isolées.

Cela ne sert à rien de désigner des têtes à couper, même symboliques ; il faut analyser des situations.

SURPRISES DIVINES OU PAS

Aujourd'hui, en avril 2017, la situation n'est plus du tout la même, et cependant le critère cher à une partie de la gauche intellectuelle du "pazacé-à-gauche", posé dans l'absolu et indépendamment d'une appréciation froide de la situation, vient encore de jouer négativement selon moi au détriment d'un candidat sérieux, non démagogue et loyal, celui pour lequel j'ai voté au second tour des primaires de la gauche : Benoit Hamon. Celui-ci mériterait d'être beaucoup plus haut dans les sondages. Bien sûr, son lâchage par Manuel Valls, qui a manqué à son engagement de soutenir le candidat élu aux primaires, a été destructeur. Je regrette le retour de ce critère du "pazacé", car il continue de négliger en 2017, comme il la négligeait en 2002, la réalité de la situation française, européenne et mondiale, et du rapport de forces économico-politique. S'il devait être élu par miracle en mai prochain, l'homme qui lui est jugé "assez-à-gauche" ou "plus-à-gauche" dans cette phraséologie, à savoir Jean-Luc Mélenchon, n'aurait pas les moyens d'appliquer le cinquième de ce qu'il promet, et il aurait bonne mine. Mais s'il n'arrive pas au second tour, ce qui est le cas le plus probable au moment où j'écris, il n'aura fait que diviser les voix de la gauche de gouvernement, une gauche à laquelle il a appartenu. Il est clair en effet, dès le début, qu'il a tout fait pour exclure une alliance avec cette gauche et pour la rendre impossible par son mépris et ses sarcasmes parfois blessants, ses accusations de "traîtrise", son renvoi dos-à-dos de Sarkozy et Hollande (voir sa réaction à son interpellation par Daniel Cohn-Bendit sur ce sujet).

Je ne mets pas dans le même sac les deux candidats trotskistes, Philippe Poutou pour le NPA et Nathalie Arthaud pour Lutte Ouvrière, car eux, contrairement à Mélenchon, désignent leur vrai adversaire (le capitalisme), ne divisent pas leur camp, et, à ma connaissance, ne sont complaisants ni envers Poutine ni envers Bachar el Hassad. Mais pour autant, je ne traiterai jamais Mélenchon de traître, d'assassin, de complice, etc. un vocabulaire que je désapprouve.

Imaginons d'ailleurs un second tour qui réaliserait la Divine Surprise qu'attend le candidat de La France insoumise (je n'aime pas non plus voir le nom propre "France" se faire récupérer par le nom d'un parti) : un duel Mélenchon/Le Pen. Ce cas de figure serait terrible, car il faudrait moins que jamais compter sur un Front Républicain par lequel les électeurs de la droite dite modérée et du centre daigneraient se joindre aux électeurs traditionnels de la gauche en faveur du tribun Mélenchon... Marine Le Pen aurait beaucoup plus de chances d'être élue Présidente qu'elle ne le serait face à François Fillon.

Que faire maintenant ? Mélenchon montant dans les sondages, le risque - je l'écris ainsi - augmente de sa présence au second tour. J'aurais souhaité dire que je vais voter pour Benoît Hamon, mais en fait j'hésite toujours, ce vendredi où j'écris le Blog, entre voter pour cet homme courageux et intelligent, qui a toute ma sympathie et mon estime, et mettre un bulletin pour Macron. Peut-être vais-je faire mon choix entre les deux, plus ou moins réfléchi, au tout dernier moment. En tout cas, j'exclus de m'abstenir.

Ensuite, il y aura les législatives, les possibilités qu'elles donneront, et de nouvelles surprises (quant à l'attentat du 20 avril sur les Champs-Elysées, impossible de savoir s'il infléchira les votes et dans quel sens)...