LE FIL
roman
Ce roman inédit est mis gratuitement en ligne, selon les termes de la licence Creative Commons 4.0 : "l'oeuvre peut être librement utilisée, à la condition de l'attribuer à son auteur en citant son nom".
Il est publié comme un feuilleton, en 12 livraisons de 12.000 signes (de sorte que chacune peut être coupée au milieu d'une phrase ou d'un mot), au rythme d'une par mois à partir d'octobre 2015. Elles s'ajouteront les unes aux autres, et il sera toujours possible de reprendre le récit dès le début. Ce début et la fin sont déjà définis. Ce qui est entre les deux peut évoluer au fur et à mesure de l'écriture.
- Où es-tu, ma soeur ?
- Là-bas de l'autre côté.
- Y a-t-il un moyen de nous rejoindre ?
(Le Livre des Voix Séparées)
Mon nom est Amel*a. Si vous me demandiez pourquoi un * et si je vous répondais, quoique je n’en sache rien, nous resterions bloqués sur cet * trop longtemps, au risque d’en rester là. Aussi je vais continuer, comme je peux, à tenir le fil de ce récit, en l’occurence un fil écrit, ou parlé, je ne le sais pas encore. De temps en temps, moi qui suis une fille, il me faudra le redire de temps en temps, je vous raconterai quelque chose qui ouvrira les perspectives du temps, fera miroiter une histoire.
Moi aussi, que croyez-vous, j’aime les histoires.
Le pire c’est que cet * va forcément réapparaître, au bout d’une des rues (qui se croisent toutes) par lesquelles mon imagination se promène - imagination est beaucoup dire - alors, autant y aller.
HISTOIRE D'EMILIA 1
La première histoire est celle d’Elyane. Et moi, Amel*a, je suis heureuse car je suis là à vous la raconter. Elyane a trente-cinq ans, des cheveux châtains qu’elle porte longs, et les yeux bleus. Elle a une silhouette fine mais sans hanches, et des seins un peu lourds qu’elle met en valeur. En pantalon et pull, elle est actuellement dans une salle d’attente, à faire des mots croisés sur l'avant-dernière page d'un magazine de week-end.
La salle d'attente de son propre cabinet de verbothérapeute.
Chaque fois qu’elle fait des mots croisés, elle a l’image de sa mère dont c’était le délassement. Le mot sur lequel elle commence comporte douze lettres, verticalement. Il occupe toute la première colonne, et répond à la définition :
"Un clown y a fait son dernier tour de piste".
Sur la première ligne horizontale, un autre mot de douze lettres aussi, et la définition est :
"Qualité dont on doit se passer, si l'on veut être ouvert."
Autant commencer par des mots plus courts ; en voici un de quatre lettres, sur 3A : "Si on la prend, c'est pour plus tard". Elle le trouve rapidement.
En Emilia - je préfère l'appeler Elyane - se forme puis disparaît, précis et fugitif, un sentiment anticipé de culpabilité à l’idée qu’elle ne terminera peut-être jamais cette grille - un court flash de honte même, à l’idée de celles commencées sans jamais les finir. Tandis que lorsqu'elle était petite fille, devant les magazines de sa mère qu’elle ramassait près de son fauteuil, et où elle trouvait toutes les cases déjà remplies avec des crayons et des stylos de couleurs différentes - parfois, il n'y avait presque plus d'encre ou de mine, et le mot finissait gravé en creux dans la chair du papier - , les manques obturés, les lettres formées en capitales avec une écriture énergique, elle éprouvait quelque chose d'autre.
Un sentiment de peur.
Sa mère, qui n'est plus là après avoir beaucoup travaillé comme secrétaire, elle peut l'imaginer dans l'au-delà, au paradis qu'elle rêvait semblable à celui qu'évoque Sonia dans la fin d'Oncle Vania : "nous nous reposerons, nous nous reposerons". Ensemble, elles ont vu la pièce de Tchékhov. Elle avait dix-huit ans alors, c'était un théâtre traditionnel à l'italienne, et elles étaient placées au balcon - et sa mère, qui se plaignait toujours de rentrer fatiguée du bureau, s'était tournée vers elle.
Si c'est comme dans les images qu'elle s'amusait à évoquer, la mère d'Elyane est là-bas sur une chaise longue, enfin libérée du travail et de l'enfant, fumant une cigarette et finissant une nouvelle grille que terminée, elle abandonne, avec le magazine, quelque part.
Où vont les grilles de mots croisés qu'on fait au paradis ? Dans une sorte de néant. Une page de magazine qui tombe sans fin. D'autres vont suivre...
La veille, ses vacances finies, avant de retourner dans la capitale pour rouvrir son cabinet, Elyane Frasque s’était réveillée dans un lit de jeune fille qui n’était pas chez elle. Une chambre blanc et bleu entièrement décorée de motifs et d’objets reliés à la mer, figurant des poissons, des bateaux, des vagues, des voiles. Des photographies ou des tableaux aux murs représentaient l’endroit même, des sites de l’île bretonne où elle se trouvait, louant une maison bien trop grande. Des livres reliés en toile, des cartes aux murs, des objets se référaient également à la mer ; même le linge de maison était décoré de motifs marins. Cette redondance de la décoration intérieure de la maison avec son cadre l’avait mise un peu mal à l’aise.
Y avait-il quelque chose qui ne la mît pas mal à l’aise ?
Le rêve récurrent d’Elyane - elle venait d’en avoir un de cette sorte, avant de se réveiller dans la chambre blanc et bleu de la maison de vacances - la faisait se trouver dans un appartement qu’elle était censée habiter, qui dans le rêve était le sien mais jamais ne correspondait avec celui qu'elle louait dans la vie “réelle”. Toujours dans ce rêve elle découvrait des pièces en plus, par une porte, un escalier, parfois de l'autre côté du palier, un accès qui n’avait pas encore été utilisé et qui lui faisait de l’espace en plus à habiter. D’un rêve à l’autre, l’appartement ne cessait de changer de forme (même s’il avait en général un plafond bas), déjouant la possibilité de le visiter une fois pour toutes.
Deux fois par an, dans sa vie réelle, Elyane louait pour une semaine des maisons trop grandes, entièrement aménagées par et pour des gens qui les habitaient à l'année et ne les libéraient que pour les vacances, et où elle avait la possibilité, le premier jour, d’hésiter sur la chambre à occuper, la chambre des enfants, celle des amis, etc... Des maisons qu’elle pouvait le soir venu, seule, quand le noir régnait au dehors, hanter comme un chat hésitant sur sa place. Peut-être aussi espérait-elle, avec ces locations ponctuelles de demeures qui n’étaient pas la sienne - et qu’elle tenait à ne pas partager avec un compagnon - retrouver un matin en s’y réveillant la sensation merveilleuse que ne lui offraient plus que ses rêves, celle de découvrir un espace disponible plus grand, un espace qui ne se dissiperait pas avec le jour.
Elle était rentrée la veille dans la capitale, se levant tôt pour attraper le bateau qui la ramènerait sur le continent.
Ce matin même, quand ses yeux s’étaient ouverts chez elle, sur une pièce claire et en désordre, et qu'il avaient, comme tous les matins, réaccommodé sur un réel concret. elle n’avait pas eu “’la sensation”.
À présent, elle s’était lancée dans l’entreprise de couvrir de lettres majuscules une grille de mots croisés. ... comme l’aurait fait un patient dans une salle d’attente, trouvant un magazine. Celui qui serait entré aurait vu une femme qui avait pris rendez-vous avant lui.
Après trois cases remplies, elle reposa le magazine sur la table avec les autres, et se transporta dans son bureau. Une fois de plus Elyane avait renoncé à tenter d'occuper une place en essayant de la sentir comme la sienne, la bonne au moment juste, et une autre fois, elle le savait, elle recommencerait...
La seule fois où elle s’était sentie apaisée d’être dans un lieu qui était vraiment pour elle, c’était quand elle était hospitalisée pour ses poumons à Cochin, attendant de longues heures la visite de ses proches, et devant laisser le temps passer.
Dolente, trop faible pour lire, elle regardait se déplacer un rayon de soleil sur le mur faisant face à son lit, sous le petit poste de télévision fixé haut, et apparemment, dans ses douleurs à la poitrine et son ennui, s'immiscait le sentiment de n’avoir plus à s'inquiéter de sa place.
À présent, guérie, valide, libre mais pour quel usage, d’aller et venir, assise et rangeant ses affaires sur son bureau, elle attendait son premier patient en verbothérapie, et soudain elle fut consciente de la sensation de son pouce gauche comme anesthésié, pour avoir trop serré le stylo avec lequel tout à l’heure, elle avait commencé à remplir les cases du problème de mots croisés.
Elyane (son patient ne devait plus tarder) se raccrocha à l’idée qu’on était jeudi - non , vendredi, non, jeudi - et que dans deux jours viendrait le week-end, ce qui la délivrerait un temps, non pas qu’elle aimât spécialement le samedi et encore moins le vide dimanche, mais parce qu’ils apportaient une scansion, une obligation, la délivrance ; et elle pensait qu’il en serait ainsi jusqu’à sa mort.
Maintenant, le premier client, dont le nom était Monsieur Verdier, s'était présenté ponctuellement, et elle se retrouvait en train de lui expliquer l’esprit et la méthode de la verbothérapie...
HISTOIRE DE MR ARNAUD, "AMBULATOIRE" 1
La deuxième histoire est celle de Monsieur Arnaud. Elle se présente comme une pièce de théâtre qu'on voit, mais il faut s'imaginer qu'on est placé dans les derniers rangs, et que sur la scène il n'y a presque rien, à part ceux qui jouent et deux ou trois accessoires. Les acteurs articulent et l'on comprend tout. Lisez et vous verrez. (A.)
Le décor consiste en un lit bas, une chaise, et pour situer le contexte, un poteau à perfusion. L'homme est assis sur le lit.
Entre par la droite une jeune femme. Brune, vêtue d'une jupe noire et d'un sweater, pas très grande, 40 ans. L’homme se lève et lui tend la main. Il est grand, maigre, entre 70 et 80 ans, ni trop soigné, ni trop négligé. Il porte sur son pyjama une robe de chambre. ll se présente :
LUI : Monsieur Arnaud, ambulatoire.
La femme reste muette.
LUI : C’est une blague. Excusez-moi. Monsieur Arnaud.
ELLE (réservée) : Est-ce que je peux m’asseoir ?
LUI : Oui, excusez-moi, (il lui désigne la chaise) Prenez-ça. Permettez-moi de me rasseoir moi-même.
Il se rassied. Puis :
LUI : Heureusement que j’ai cinquante-trois ans !
Un temps.
LUI : Quand ils ont dit au médecin-chef, devant moi, que je pourrai être en ambulatoire, je n'ai pas bien compris, alors j'ai dit : “non, je m’appelle simplement Arnaud". Enfin, je l’ai dit la première fois sans le faire exprès. Après, c’était exprès, pour les faire sourire. Ca voulait dire que je pouvais sortir. Par quoi dois-je commencer ?
Elle ne dit mot, fait un signe de la tête, du genre : "par ce que vous voudrez".
LUI : Quand on m’a emmené à l'hôpital, j’avais tellement mal... Moins après, avec la morphine, tout ce qu’ils me mettaient dans le sang. Et puis après, je ne savais plus trop, on m’a dit qu’ils m’avaient fait dormir quatre nuits. Quatre nuits et moi, je ne savais pas. Je faisais des rêves qui n'étaient pas comme des rêves habituels, c’était horrible, des formes abstraites. Ça me paraissait long.
Un temps.
LUI : Après, quand ça allait mieux, à la fin, j’ai fait un rêve où j’ai entendu une phrase. Je voyais une de mes tantes qui me disait : “on va chercher Amelya”. Et quand je me suis réveillé, j’étais certain que je l’avais vraiment entendue. C’est bizarre, parce qu’Amelya, c’est un nom que j’ai entendu tout petit. Mais qui avait pu me dire ça ! Même ma femme, elle ne connait pas d’Amelya. Alors, j’ai eu une idée.
Il montre un poste de télévision que nous devons imaginer.
LUI : La télévision. Elle est éteinte, là. Mais ceux qui venaient me voir quand j’étais en sédation, ils allumaient la télé pour s'occuper. Alors je me suis dit que c’était peut-être bien une phrase prononcée dans un film qui passait, quand j’étais...
ELLE : Une télé comme celle-là ?
LUI : Dans les hôpitaux, vous savez, elles sont souvent en haut, comme dans les hôtels.
Un temps.
LUI : Quelqu’un qui disait ça dans un film, ça me troublait. Alors j'ai pris un journal de télévision et j'ai regardé les programmes de la semaine, et j’ai cherché tout ce qui était passé, je ne voyais pas où est-ce qu'on pouvait dire quelque chose comme : “On va chercher Amelya.” Dans le rêve j’étais heureux, vous savez, quand j’entendais cette phrase. Heureux, je ne sais pas. Pas “heureux”...
Il la regarde, coupable de ne pas trouver le mot.
ELLE : Vous dites ce que vous sentez.
LUI : Bien, d’accord.
ELLE (pour l'aider) : "On va chercher Amelya”.
LUi : D'autant que je... Peut-être ça n'a pas d'importance ce que je sentais. Mais s'il y a un film dans lequel...
Il s’arrête.
ELLE (professionnelle) : Vous avez dit : "heureusement q/// (fin de la première livraison, début de la seconde) ///ue j'ai cinquante-trois ans ?"
Il s’échauffe, bouge par spasmes les mains ouvertes au bout de ses bras pendant le long de son corps.
LUI : J’ai dit : heureusement que j’ai cinquante-trois ans, parce que vous imaginez que ça me soit arrivé plus vieux, je n'aurais pas pu redémarrer dans la vie. Ce n'est pas que j'aie complètement repris, mais...
ELLE : Comment écrivez-vous Amel*a ?
LUI : C'est bizarre car je l'ai seulement entendu, mais en l'entendant j’étais certain que c’était un Y. A-M-E-L-Y-A. Je vais vous montrer quelque chose.
Il se lève, se met de trois quarts dos par rapport au public, et ouvrant sa chemise, montre son torse. Elle s'est levée pour regarder en se tenant à distance. Il est côté jardin, orienté vers elle, elle côté cour plus loin de nous. De son index droit il dessine sur sa poitrine la forme d’une grande cicatrice.
LUI : Regardez, on dirait un Y la tête en bas, n’est-ce pas ? Et ils ont fait une grande ouverture comme ça parce qu’ils m’ont dit qu'il fallait opérer, sinon.... Vous voyez ce que je veux dire. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Il rajuste sa chemise.
ELLE : Et qui disait cette phrase qui vous rendait heureux : "On va chercher Amel*a" ?
LUI : Je ne sais pas, ça ne pouvait pas être quelqu’un de ma famille, ou un ami.
ELLE : C’était une voix comment ? Adulte, enfant ? Un homme, une femme ?
LUI : Une femme, je ne vous l'ai pas dit ? Elle le disait en tendant la main à un petit garçon pour qu'il la cherche avec elle. C’était comme à la fin d’un film. Mais lequel... (d'une voix plus retenue) Je pourrais vous en dire sur les Y ; dans la ville où je suis né, il y a un pont qu'on appelle : “le pont en Y”. Il traverse la voix ferrée et...
Elle le laisse parler.
LUI : A l'hôpital, quand j'étais réveillé, ils m'ont dit que normalement, je n'aurais dû rien entendre mais j’entendais tout, même les avions... Ceux qui passent très haut, je les entendais venir de loin... Autrefois, quand j'étais petit, on y faisait attention parce qu’il n' y en avait pas tellement. Mais eux, ils me disaient : “Monsieur Arnaud, vous n'avez pas pu entendre les avions venir de loin en plein centre de Paris, avec le bruit. Les cloches de la cathédrale ça oui, vous avez dû les entendre, la Messe de minuit. Vous avez passé Noël chez nous, vous ne vous rappelez pas ? " Ça les amusait. “Vous avez été bien endormi, ça oui."
Mon prénom est Robert. J'entendais sans arrêt dire : "Monsieur Arnaud, comment ça va aujourd’hui ? C'est l'heure de la prise de sang, Monsieur Arnaud." Il y a le nom sur l'étiquette, à l’entrée des chambres en réanimation, pour qu’ils appellent les malades par leur nom. Moi, je leur disais : “vous pouvez m’appeler Robert, maintenant.” "C’est ça, Monsieur Arnaud", me disait celle qui faisait les piqûres, "on vous appellera Robert."
Et après, j'ai entendu : "Monsieur Arnaud, si ça évolue bien, on va vous mettre en ambulatoire. Vous pourrez retravailler". Et vous, comment se passe votre travail ?
ELLE : Je ne suis pas là pour parler à mon sujet..
LUI : Vous vous appelez comment ? Ah, excusez-moi.
Elle s'approche de lui
ELLE : Laissez-moi toucher vos cheveux, Monsieur Arnaud
LUI : Qu’est-ce que vous dites ?
ELLE : Je vous demande de me permettre de porter la main à vos cheveux.
La scène s’obscurcit et les personnages, le septuagénaire et la visiteuse, qui se font face debout, disparaissent. Quelques secondes s’écoulent.
HISTOIRE D'EMILIA 2 : LE PATIENT
Le premier patient d'Elyane, Monsieur Verdier, est une homme de trente ans portant une cravate qu'il ne semble pas mettre tous les jours. Il s'explique en couvrant sa main gauche de sa main droite, comme si l'alliance qu'il porte à l'annulaire gauche posait problème : il perd ses moyens quand il doit parler en groupe ou en société, a l’impression de ne pas avoir les mots qu’il faut. Un ami lui a conseillé la verbothérapie, et ce qui lui a plu dans cette discipline c’est qu’on lui a dit qu’il n’était pas obligé de raconter sa vie, surtout ses rêves. Il les oublie presque tous. Il a dit tout cela comme quelqu'un qui a répété ses mots.
Soyons clair, lui explique Elyane, assise derrière son bureau et tournant le dos à la rue : la verbothérapie n’est pas une technique pour apprendre à influencer les autres, les manipuler, c’est pour soi qu’on la fait ("J'aimerais bien avoir en ce moment une histoire d'amour", se dit-elle en même temps). Le principe de cette thérapie est la reconstruction par l’expression verbale, mais c'est différent de la psychanalyse. Pour faire court, son inventeur, Ermler - un Italien, malgré son nom - a pensé que Freud voyait juste dans l'importance qu'il a donnée au langage, mais s'est fourvoyé en reliant le rapport aux mots à l'histoire personnelle de chacun, à son inconscient. Le sens n’est pas important, c’est la forme des phrases et l'activation précise du langage. Par exemple, on prend un sujet de conversation neutre, on raconte les achats qu'on a faits, et on le fait en mobilisant cinq adjectifs pertinents.
Elle dit cela, et sent en elle monter un trouble : dans quoi s'est-elle lancée ? ("Merde au langage, merde aux mots. On ne peut pas en sortir, chacun amène l'autre et tous sont à leur place, ils fonctionnent dans tous les sens. Comment se dire par eux ?")
La théorie ermlérienne de l'activation, continue-t-elle, c'est que les mots compris, absorbés par la lecture ou par l'oreille mais non employés, non activés (elle met un accent sur le "ac") sont une source de perturbation. Or, avec la radio, les médias, nous en absorbons plus que jamais.
Elyane pense à nouveau qu'on est jeudi et que sa fille viendra la voir le week-end. Elle pense au plaisir qu'elle aura d'utiliser en ville, sur les trottoirs du Boulevard en bas de son cabinet, la vigueur qu'elle a récupérée dans ses vacances.
En somme Ermler, finit-elle, a créé la première TCC par le langage. Verdier, attentif, a cessé de mouvoir ses mains. Il hésite, bouge les lèvres et avance une question : est-ce que les mots comptent quand ils sont rares et savants. Par exemple, le mot "in..."
Elle n'est pas sûre de ce qu'elle vient d'entendre.
- Indécence ?, dit-elle.
Non, c'est plus long et plus compliqué, plus rare, et Verdier lui tend sa source, la page déchirée d'un magazine.
C'est la grille de mots croisés qu'elle a commencée une heure plus tôt. Que fait-elle dans les mains de cet homme, déjà partiellement remplie ?
Elle commence à trouver que son patient ne ressemble pas à ceux qu'elle a d'ordinaire. Mais il a repris le papier et attend sa réponse d'un air confiant.
- Les mots savants, non bien sûr, parlons des mots du langage qui circulent dans les livres, à la télévision, même dans la poésie... Commençons. En connaissez-vous une par cœur ?
HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE 1
La troisième histoire, c'est moi Amel*a, qui vous la raconte - laissez-moi imaginer que je scintille et que vous n'avez qu'à lever les yeux pour me voir au ciel - est celle d'une fille que nous appellerons Velma. Je vous la décris très jeune. Peut-être préférerait-elle raconter elle-même ? Peut-être ne veut-elle pas qu'on la décrive à sa place et qu'on la croie nulle, informe...
Skriðuklaustur, 7 juin 2007
Velma se réveilla au premier étage de la vaste et tranquille demeure, et à sa grande satisfaction, la lumière sur la maison en pleine nature, à l'écart du bourg, avait à peine baissé. Seule la pendulette, avec la grande aiguille sur le IV, indiquait qu’il était quatre heures du matin. Le ciel ne faisait pas peser une insoutenable obscurité. La nuit était comme reportée, et reviendrait graduellement dans quelques semaines, par touches moins brutales qu'en Europe, où elle passait six mois chaque année, lorsqu'on passe à l'heure d'hiver.
Juste après cependant, entendant un moteur ronfler, Velma eut un coup au cœur, car s’il était quatre heures, c’était celle de l’après-midi. Le passage dans l'autre sens, sous sa fenêtre, de la Toyota venue la chercher à l'aéroport et qui repartait en ville laissait peu de doute.
Un goût amer se fit sentir dans la bouche de Velma, et un haut-le-cœur la prit. Elle n’avait pas dormi, mais s’était laissée assoupir par une sieste. Or, le sentiment de se réveiller d’une sieste était un des sentiments qui troublait Velma (17 ans) le plus. C’était pire qu'un hangover - malgré la pression de ses amis, dans les fêtes, elle ne s'était enivrée que deux ou trois fois, pas plus. Ce sentiment propageait de mauvaises ondes de culpabilité, de gâchis. Elle avait laissé son corps, ou plutôt quelque chose auquel son corps aurait dû résister, perturber le rythme qui devait lui permettre d’accompagner la vie des autres humains, d’être solidaire des moments d’éveil ou de sommeil, d’avoir le sentiment juste de la journée. Elle n’aurait plus sommeil quand les autres auraient sommeil, quand son ami islandais serait là et qu'il serait temps, après l'amour, de dormir. Depuis Toronto, elle n'avait pas dormi une seule minute, et c'était pour mieux se caler sur l'heure islandaise.
Le malaise que Velma éprouve à l’idée qu’elle sort d’une sieste l’après-midi, dans son pays provisoire de résidence, en plein mois de juin, semble d’abord somnoler, indolore, dans son ventre, y siéger en menaçant de se réveiller en douleur et de gagner les membres. Autour de lui, la honte de se sentir malheureuse pour une raison si dérisoire, si peu avouable : avoir sombré l’après-midi. La honte alimente le malaise et le malaise la honte - une sorte de mouvement perpétuel de la souffrance morale, d’un état fait de constantes circulations de sentiments.
Velma reste encore quelque temps sur le lit, se retourne et se décide à se lever. Décision est un bien grand mot pour ce qu'elle fait. À peine debout elle sent combien l’action qu’elle a crue bonne, de s’arracher au marasme, est sans effet sur son humeur. C’est comme une de ces lumières sèches et désagréables qui vous tombent dessus dans certains réveils.
Tout son corps, précisément, ignore le courage qu’il lui a fallu pour se relever, son corps qui dit que lui il n’était pas d’accord, son corps ne sera pas solidaire, il refuse de se soumettre à quelque chose d'aussi absurde et réversible qu'une "action" de cette sorte.
Chaque geste simple que Velma fait à présent, se lavant les dents dans la salle de bains pour se raccrocher à une activité alors qu’elle n’aime pas se les brosser dans la journée, seulement avant d'aller au lit, semble vicieusement contaminé par le malaise. Elle se brosse les dents comme quelqu’un qui ne sait pas comment on s'y prend et qui imite ce qu’il a vu faire dans les films. Plusieurs des choses qu'elle fait - même si elle est seule - ont l’allure d’une maladroite simulation destinée à une caméra derrière laquelle veillent des yeux qui ne sont pas dupes.
Velma se rallonge et son corps prend une forme qu’elle devine désirable. Le traversin est encore un peu chaud, le drap blanc, plissé. Il évoque à son esprit le trajet en avion. Ce survol du Labrador, ces étendues blanches, brillantes, miroitantes qu'il suffit d'admirer, si l'on pouvait s'allonger le long de tels paysages...
Dans le transistor laissé allumé à son chevet, la voix islandaise tranquille la rassure, car le speaker qui dit les nouvelles (elle reconnaît des noms de chefs d'état, de villes) ne cherche pas à jouer son texte et à exprimer l’enthousiasme, la persuasion, l’impertinence, la connivence ou la dérision, ni même l’objectivité. Il dit. Quoi ? Elle ne sait pas, mais il dit.
A-t-elle rêvé quelque chose ? Tout à l’heure, dans le rêve de sa sieste - à moins que ce ne fût un rêve fait vingt-quatre heures plus tôt, à Indianapolis, avant de partir - le temps était rapide, dense, comme un sketch peuplé d'une foule de personnages. À présent, il n’en finit plus et ne se presse plus.
La personne qui rêvait en Velma n’est pas celle qu’elle est maintenant. Sommeil après sommeil, des rêves animés, colorés, intenses, chaleureux, semblent piller ses forces et son enthousiasme, et ne lui laisser dans sa vie éveillée que peu de ressources pour tenir debout, participer, sourire.
Vivement que Jon arrive.
Ce qui attend Velm /// (fin de la deuxième livraison, début de la troisième) /// est agréablement imprécis. Pas de tâche à remplir à une heure régulière, aucune injonction venant même du ciel pour se coucher ou changer de rythme, de la lecture, de la musique et des DVD, de vagues projets d'aller découvrir dans la Subaru de Jon les curiosités géologiques de la région.
Se relevant à nouveau, quittant la chambre, allant à la lourde porte d'entrée donnant sur une allée bordée d'arbres, et au-delà sur le paysage le plus à perte de vue qui lui eût jamais été offert à voir, elle sortit malgré la fraîcheur (vêtue d'un collant et d'un léger pull) leva les yeux vers le ciel où les nuages déroulaient des formes qui s'effaçaient, et se sentit légère de s'appeler Velm.
HISTOIRE DE MR ARNAUD, "AMBULATOIRE" 2
Penché sur le cahier où il relisait pour la deuxième fois le dialogue qu’il avait commencé à écrire, Monsieur Arnaud n’arrivait pas à savoir si la phrase sur laquelle il s’était arrêté dès lors qu’il l’eût tracée, n’avait pas été inventée après coup par lui. Avait-il réellement entendu cette demande insolite : "permettez-moi de toucher vos cheveux, Monsieur Arnaud” ? Jusque-là, il pouvait être certain qu'aucun mot qu’il avait mis dans la bouche de son homonyme et de la femme sans nom qui l'avait visité n’était en plus ou en moins ; il ne fallait pas non plus exclure que la suite de leur conversation réelle fût toujours quelque part dans sa mémoire, prête à réémerger. Mais c’était vraiment bizarre, ces trous de mémoire qui coupent au milieu d’une scène. Ou bien était-ce ce parti pris de raconter ce qui lui était arrivé sous la forme d’une pièce de théâtre, qui le troublait. Il n'avait pas voulu en effet, en retranscrivant ses rencontres, faire imaginer ni décrire au lecteur autre chose autour de ces deux êtres qu’un plateau avec un fond noir, quelques meubles, et le néant autour. Il fallait laisser le metteur en scène faire ensuite à sa guise. Mais transporter son histoire dans ce décor abstrait, ou les personnages n’avaient rien à voir qu’eux-mêmes, un lit, le poteau, et peut-être une chaise, cela pouvait le troubler.
Mais aussi, s’il avait voulu complètement évoquer le cadre où cela s'était passé, comment décrire tout, que choisir ? Dans les romans où il trouvait des descriptions, même s'il n'aimait pas en sauter une seule ligne, il n’arrivait pas à mettre ensemble les détails dont l'auteur le comblait. Une notation sur le papier peint effaçait celle sur le style de l'ameublement, la qualification du nez chez un personnage (avec des mots incompréhensibles : "camus", "busqué") lui faisait oublier la couleur de ses yeux.
Peut-être qu’en se remettant à marcher, la suite de son dialogue avec la visiteuse ou la phrase exacte lui reviendrait. Il était confiant que tout était déjà là, en lui.
Une fois le cahier refermé, le septuagénaire quitta la table du café où il s'était installé en terrasse. Il eut, en se mettant debout, un geste pour se raccrocher au poteau roulant de perfusion qui l'avait si longtemps accompagné - avant de se rappeler que celui-ci était resté à l'hôpital quand on le lui avait retiré, en même temps que les tuyaux qui l'y reliaient étaient décrochés de son corps (sensation angoissante de perte d'un tuteur) - et reprit sa route un peu penché, dans la rue vide. La direction n'avait pas d'importance, il n'était jamais loin de chez lui. Silencieusement, par la plaie de son côté droit, l'intérieur de son corps suintait, telle une clepsydre capricieuse, une quantité irrégulière de fluide, tantôt noir et liquide tantôt épais et de couleur moutarde, qui emplissait sa poche biliaire. Un contenu qu'il lui était demandé de quantifier chaque soir avant le coucher, pour voir à quel rythme l'écoulement se tarissait. Puis il lui fallait vider la poche dans la cuvette des toilettes - au lieu de la donner précieusement à analyser (cette indifférence des médecins au plus inattendu de ses fluides corporels, alors que sang et urines ne cessaient d'être prélevés pour des tests, l'avait étonné).
L'hôpital se trouvait dans la zone élue par lui depuis longtemps pour y vivre et y limiter ses déménagements. Il ne devait pas être à moins de six cent mètres, il en pressentait la masse.
Quand on s’ennuie, il arrive que l’on griffonne sur une feuille de papier des lignes errantes qui, en revenant sur elles-mêmes à cause des limites de la page, finissent par noircir la surface, après quoi tout ce qui reste à faire c’est de noircir le reste, en renonçant à obtenir qu'une forme apparaisse.
En vivant depuis plus trente ans dans la même zone de la ville, et en changeant de temps en temps de boutique, d’épicerie, de café, tout en recroisant sans cesse les mêmes rues, Arnaud noircissait sous ses pieds le territoire. Invisibles aux autres, les traces de ses pas dans la rue Brochier, la rue Blaise de Lumeau, le Boulevard Moustan, la place des Escuries (mais il ne regardait jamais leurs noms) se recouvraient partout sur le sol de sa mémoire.
Car si Monsieur Arnaud - "heureusement que j'ai cinquante-trois ans !" - levait parfois la tête vers le ciel (où se trouvait celle qu'on disait s'appeler Amel*a, la femme qu'on est joyeux d'appeler, de chercher ?), son regard n’accrochait pas, au passage, la plaque de rue qui lui eût permis de nommer où il était. Il avançait, incapable de décider si c’était par paresse ou résistance, volonté, qu'il ne s'arrêtait pas de marcher, comme il eût dû le faire pour laisser le temps continuer seul. Il devait suffire de stopper et de laisser tomber le soir de lui-même, sans rien faire qui corresponde à la courbe de la journée, qui la cautionne, qui dise son accord à la survenue de l’obscurité, qui consente au remplacement officiel d'un jour par le suivant. Une fois pour toutes, non, à tout jamais, il refusait d'approuver le temps. Résistance passive lors d'un soir d'été.
Un jour Arnaud s’était trouvé, voyageant, dans une chambre d’un hôtel moderne bien trop grande pour plus d'une nuitée, et pour l’usage qu’il pourrait en faire. Cette taille était soulignée par la présence à l’autre bout d’un tout petit poste de télévision fixé en hauteur. Il décida qu’il dédierait cet espace à la PART DU VIDE. Mais il n'avait pu en retrouver l'équivalent nulle part ailleurs.
Nous avons laissé Arnaud à minuit, dehors, embarrassé de sa poche biliaire. Il vit paraître la Lune.
HISTOIRE D'EMILIA 3: LE TEXTE
Quatre heures du matin chez elle, en ville, ses bagages pas encore défaits. Elyane, après sa rentrée de verbothérapeute et sa séance troublante avec Verdier "scriptothérapeute", n'arrive pas à dormir. Fenêtre ouverte et regardant la nuit, elle parle doucement à son téléphone en fonction d'enregistreur. Elle a quitté tout ce qu'elle faisait pour sauvegarder le texte ancien et perdu, qu'elle vient de retrouver dans la poche d'une des valises, au cas où ces feuilles volantes se perdraient à nouveau (pire, au cas où elle ne pourrait plus relire son écriture manuscrite), et ne voit d'autre solution que de le dire à voix haute, ponctuation comprise :
"Dans cette chambre où Jon est en train de dormir à mes côtés (virgule) j'ai le sentiment que ça y est (virgule) que la situation est en passe de se retrouver qui m’a permis de tenir (virgule) ou de croire tenir le fil pendant quelque temps (point) Il faut que je ne m’arrête pas de noter ce qui me vient (virgule) que je n’en parle à personne qu’à moi (virgule) je peux juste y faire allusion en en parlant à Jon (virgule) et encore (trois points) L’idée est que si ("si" rayé) quand je m’endors (virgule)quelqu’un se lève et commence (virgule) et c’est alors que lui peut faire ce qu’il y a à faire (point) Il retrouve le fil (point)"
Elyane cesse l'enregistrement. Puis elle le reprend, laisse tomber points et virgules, et dit d'une voix lisse :
"Quel rôle cela joue là-dedans que par la fenêtre, le jour ne fait que se moduler qu’être plus ou moins clair, mais toujours là, ce qui lui permet de donner sa place, sa lumière à QUELQUE CHOSE. L’idée d’un texte qui s’engendre d’une situation où je me trouve, ce qui veut dire que c’est moi qui me re-trouve - c’est à nouveau moi qui suis là, le fait que le langage ne me donne qu’un nombre forcément limité de rails ou d’embranchements me renvoie à ce que j’ai la vague impression d’avoir quitté sans en savoir rien d’autre que c’est celui-là, cet autre embranchement, qui était le bon. Prise de tête ou pas prise de tête, me voici à faire courir un stylo-bille dont la marque, le modèle n’importent pas, n’importeront jamais, pour tracer ce qui ressemble au fil à ne pas casser, une écriture qui s’aligne de haut en bas, cependant que j’entends dans la grande maison de Gunnar des bruits nouveaux, des pas d'enfant semble-t-il au rez de chaussée (éveillé ? à cette heure ?), des bruits qu’il me faudra un certain temps, inconnu de moi pour le moment, pour intégrer dans le paysage. À tout instant je peux quitter le fil, probablement je l’ai déjà quitté plusieurs fois, il ne reste que cette écriture où je dois forcément lever le stylo et le lever souvent pour que ce soit un texte - le fil d’un texte qui à mon regard cependant que je le regarde se tracer est tout sauf une ligne continue, le nombre de fois où je marque l’intervalle entre un mot et une autre sont autant de fois où je casse je casse, je casse le fil - c’est bien moi qui ait créé le terme d’indiscontinu et énoncé que le continu c’est ce qui n’est pas discontinu - formule suffisante pour tomber dans l’oreille d’un auditeur de mon intervention au Congrès International de Verbothérapie. Cela étant le fil semble être toujours là, à quoi me renvoie cette lumière dont j’attends qu’elle ne cesse pas de venir par la fenêtre, de l’extérieur dont j’attends qu’il manifeste la continuité de la nature à maintenir / (changement de page), 24h sur 24 ou presque - nous ne sommes que le 7, non le 8 juin - à ce moment, je ne suis plus sur la page où je traçais le début de cette phrase, et le début de ma phrase n'est plus qu'un sillage perdu auquel je tourne le dos. Une sorte de marabout-de-ficelle permanent, ainsi serait ce texte, moyen pour lui d’être un fil, le fil, justement parce que tracé de cette façon-là, sans retour, perpétuellement, sinon... sinon quoi, déchiré, non... de toutes façons, c’est le nom qui compte... en tout cas, j’essaie d’avoir la mémoire immédiate de ce que j’ai prêt à être tracé dans la tête, est-ce bien dans la tête - où suis-je - là je suis au bas d’une page et si je continue, je vais - slash - transférer sur la page suivante. Voilà c’est fait, transférer a été précisément le mot sur lequel s’est fait le passage, je le vois en haut et à gauche des lignes que je suis en train de tracer, avec chaque fois lorsque je retourne à la ligne - sans la ponctuation sonore des machines à écrire qui me plaisait au temps où j’écrivais de cette façon (c’était comme une rime ajoutée à un texte en prose, une rime rien que pour moi, unique, événement joyeux qui ne serait jamais répété et se perdrait sans regret dans la nuit des temps...) - ca y est, c’est cassé, je me suis arrêté pour relire et il ne fallait pas, il fallait que je continue, le mot “boustrophédon” était depuis un certain temps, prêt à être tracé comme depuis toujours, le boustrophédon serait le moyen de ne pas rompre le fil, fil de haricot... Je cesse là, de toutes façons c’était joué, c’était impliqué que j’arrêterais, avec le sentiment que si seulement j’avais continué encore, j’y serais. Au lieu que m’arrêtant, je laisse un autre, même pas un autre moi faire ce que je délaisse, j’abandonne, je laisse... Au moins, que ce soit en ponctuant cet arrêt, comme du ding! terminal de la machine à écrire, salut de la machine solidaire et complice. Je me rappelle avoir ressenti une fuite de mon énergie à écrire la première fois que le traitement de texte a opéré de lui-même le passage à la ligne, me privant de ce tintement qui était à la fois la reconnaissance de ce passage à la ligne, donc de cette rupture, de ce lâchage, mais aussi une sorte d’incitation gaie à continuer, d’acquiescement à mon travail. Terminé sur travail."