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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 12

14 février 2021

TROP TÔT OU TROP TARD ? SOUVENIRS SUR GHÉDALIA TAZARTÈS

Jacques Chion / Folman / Dolto / Dusapin / Texier / Assayas / Rémy / Vadim / Decoin / Autant-Lara / Maurice et Jean-Michel Jarre / Fellini / Xenakis / Tazartès / Noetinger / Bokanowski / Harwood / Ebel / Planchat / Bastian / Spiegel / Kébadian / Brenez / Annie et Aïda Kébadian / Prenant / Glücksmann / Renberg / Colombel / Karagueuz / Andrieu / Ipoustéguy / Cahen

Si cette fleur de pêcher (photographiée par mon frère tout près de chez lui le 9 février, à Bren, Drôme) pouvait parler ou sentir, que dirait-elle, que sentirait-elle ? « Misère de moi, je suis venue trop tôt, ce n'est pas encore la saison, saleté de réchauffement climatique ! ». Et si chaque fleur était un individu, elle pourrait moduler son sentiment selon son cas particulier, elle aurait un destin à elle. Ce qui lui aurait manqué, de venir trop tôt ou trop tard, pourrait se révéler, en tant qu'individu-fleur, être sa richesse...

Si vous voulez savoir ce que je pourrais considérer m'avoir manqué, ce serait une adolescence normale, celle de la majorité: cela à cause de plusieurs années d'internat entre 1958 et 1963, coupé du foyer le soir, de l'ambiance familiale à cause de la séparation des parents, coupé de l'écoute des premières émissions spécialement faites pour les jeunes, avec Salut les copains sur Europe n°1 (à l'époque, il y avait peu de postes à pile, et je ne pense pas qu'ils auraient été autorisés en dortoir). Donc coupé a fortiori des activités de jeunes et des « surprise-parties » dont parlaient les chansons... et qui n'étaient peut-être pas si répandues qu'elles le faisaient croire. Ces cinq années à l'École Nationale Professionnelle de Creil, sans une adolescence censée avoir été l'adolescence-type des jeunes, comme on dit, dans les Sixties, re-sic, furent donc longues... mais du coup, elles m'ont donné le temps de lire et de rêver, de macérer, sans doute, dans mes difficultés, mais aussi celui de mûrir et m'ont permis d'acquérir mes bases. Il est vrai que nos vacances d'été, chez notre père remarié, étaient familiales et fantastiques. Vrai aussi que, contrairement à beaucoup de jeunes qui commencent aujourd'hui, dans quelles conditions d'incertitude et parfois de détresse ! leurs études ou leur vie active, nous n'avons pas eu d'inquiétude matérielle. Voilà.

Je n'ai en revanche pas connu l'Occupation, qui a « volé » à nos parents ce qu'ils auraient pu faire de leur jeunesse (dans leur cas, nés respectivement en 1917 et 1919, ils étaient de jeunes adultes dans la guerre et sans profession). Encore n'étaient-ils pas juifs, donc risquant le pire, et encore avaient-ils tous les deux une bonne santé. C'est comme cela. Ensuite, chacun peut considérer n'être pas tombé au bon moment...  Mais si l'on croit au karma – idée folle et intéressante – on peut y trouver une logique.

Ce qui me touche dans certains épisodes d'En thérapie, adapté de la série israélienne BeTipul, à laquelle a collaboré comme scénariste le grand Ari Folman, et dont nous avons déjà regardé quelques épisodes sur Arte, c'est l'idée de faire jouer de manière souple le rapport de chacun avec son époque et ses origines, et de rendre à chaque personnage son histoire. C'est fait pour ça, la psychanalyse. Ce que tu traverses comme époque, déterminations, épreuves vécues ou non avec d'autres, et même comme parents que tu as eus (et même, à en croire cette folle de Françoise Dolto, que tu as choisis) ne doit pas te conduire à fuir ton histoire, qui est unique. Ca ne veut pas dire que tu la « maîtrises », même quand tu n'as pas de problèmes de santé et de ressources ; car il y a cet inconscient avec lequel tu dois faire.

Il y a en a cependant, qui, au-delà de leur personne, veulent à tout prix être « de leur époque », de leur saison et se définir ainsi, et cela m'intrigue. C'est quoi, être de son époque in abstracto ? Dans quelle situation sociale et matérielle, à quel âge ?

Un qui croit à cette histoire d'époque au point de s'imaginer qu'il doit compenser le fait de n'avoir pas démarré à celle où, en France, l'avant-garde musicale était florissante et à la mode, c'est le compositeur Pascal Dusapin (né en 1955), une de mes cibles depuis qu'il a perturbé une conférence où j'avais été invité par Marc Texier à présenter ma musique (voir blog n°54). France Musique lui a consacré toute une semaine récemment, à l'occasion du Festival Présences. Chaque journée se terminait par un entretien avec Dusapin, qui, couvert de commandes et de distinctions, continue à poser au rebelle : il ne cessait de se définir comme « post- » : post-tonal, post-atonal, et même, je cite, post-sémiotique. Par ailleurs mais c'est autre chose, je n'aime pas cette affectation qu'il a de parler mal devant un micro de radio. Les gens qui comme lui disent « je m'en fous », « ça m'emmerde », qu'ils parlent comme ça avec leurs proches, s'ils veulent, mais pas chez moi dans mon poste. Mais quel étrange souci de se situer dans l'après, après quoi ?

J'ai rencontré cela chez un autre artiste, que j'ai côtoyé, lorsque j'étais membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma, le réalisateur Olivier Assayas, né, quelle coïncidence, également en 1955 ! Est-ce un karma, naître en France en 1955 ?  Or, Assayas a publié en 2005 un ouvrage intitulé Une adolescence dans l'après-mai, et que le quatrième de couverture présente ainsi :

« Quel lien secret relie à Debord, un auteur situationniste, celui qui fut adolescent dans la tourmente de l’après-Mai 68, marqué par le rock et la contre-culture et qui voulait devenir peintre ? Comment tout simplement continuer à vivre au beau milieu des années 70 quand tout paraissait fini ? Parcours pour le moins paradoxal que celui d’Olivier Assayas qui, pour atteindre le cinéma, prend appui sans état d’âme sur les écrits situationnistes comme sur le renouveau de la scène musicale avec le mouvement du punk rock. »  Fin de citation.

« Atteindre le cinéma », tout de même, est plus facile lorsque, comme Assayas, on est le fils d'un scénariste réputé qui, sous le nom de Jacques Rémy a travaillé pour Decoin, Vadim, Autant-Lara. Ce n'est pas un péché mais une circonstance favorisante, tout comme faire de la musique populaire est plus aisé lorsque, grâce à la réputation et au carnet d'adresses d'un père nommé Maurice Jarre, on a pu se faire un prénom en tant que Jean-Michel. Tout comme pour moi le goût et la curiosité d'un père ingénieur envers la musique d'avant-garde m'a donné, faute d'un carnet d'adresses qu'il n'avait pas, confiance et assurance pour devenir compositeur. C'est d'un rapport au père qu'il s'agit tout bêtement, non ?

Comment « continuer à vivre », cher Olivier, quand on a 13 ans en 1968 et pour cette seule raison que Mai, c'est fini ? Tu plaisantes ! Autant que je sache, ton milieu social t'a donné la possibilité de te poser cette question du seul point de vue métaphysico-psychologique, et non prosaïquement du point de vue matériel. Certes, contrairement à ce malappris de Dusapin, tu ne m'as jamais agressé sur ma musique ou mes textes, mais je me rappelle – voir mon blog n°52 - l'épisode Fellini, et cette obsession générationnelle qui m'intriguait et que tu ramenais souvent sur le tapis.

Drôle d'idée que ces deux enfants d'une même année se font d'un « trop tard » et d'un « après » : après la grande période Xenakis / Domaine musical / Festival de Royan pour le premier, après-Mai 68 pour le second. Un minimum d'analyse politique et historique suffirait, dans les deux cas, pour ne pas fétichiser ces périodes en en faisant un âge d'or coupé de l'histoire. J'ai rencontré chez d'autres cette idée d'être venu trop tard. On pourrait appeler cela la génération des « postistes », si je croyais à l'idée de génération. Moi, je n'aurais jamais pensé à raconter Une petite enfance dans l'après-guerre. Pourtant, l'après-guerre en France était économiquement et matériellement plus marquée par l'Occupation, les restrictions, que l'automne 1968 ne l'a été par les « événements » du printemps. D'ailleurs la lutte politique pouvait continuer, si l'on voulait, et elle a continué.

Là, on retrouve le sujet de certains épisodes d'En thérapie : ne vous servez pas des attentats certes épouvantables du Bataclan pour ne pas vous mettre face à votre propre histoire. L'après-guerre, ou la proximité des attentats islamistes, ça existe collectivement, mais ce n'est pas une identité pour une personne prise isolément.

Un qui n'a jamais fait problème de ses origines et de « son » époque, c'est le chanteur et musicien Ghédalia Tazartès, que je n'avais pas vu depuis longtemps lorsque Jérôme Noetinger (qui l'avait fait remonter sur scène en 1991, dans un concert du COREAM près de Grenoble, où Michèle Bokanowski et moi étions également invités) m'a appris son décès cette semaine, qui m'attriste. On ne se voyait plus beaucoup mais grâce à l'invitation chaleureuse de Mark Harwood à Londres, au Café Oto, pour donner deux concerts côte à côte, on s'était retrouvé en 2011 comme si le lien n'avait pas été coupé, et on aurait pu se revoir encore en 2021. Ci-dessous une photo de Ghédalia que j'ai prise vers 1978 à Wissembourg, chez Pascale Ebel et Henry-Luc Planchat. Le compositeur René Bastian – salut, René ! -  et moi l'y avions invité pour parler ensemble d'un projet d'édition de ses premiers titres dans une collection que René et moi voulions lancer, et où auraient figuré d'autres compositeurs indépendants, comme Laurie Spiegel. Le projet, bénévole et hors-système, ne s'est pas concrétisé, et le premier album de Tazartès, dont je reparle plus loin, sera en 1979 le 33 tours Diasporas, qui fit découvrir sa vocalité multipliée et incantatoire.

J'ai rencontré pour la première fois Ghédalia (je l'ai toujours appelé ainsi, et il a pensé en faire son nom de scène, sous lequel, à sa demande, je l'ai mis dans un Larousse de la Musique où j'ai écrit) grâce à notre ami commun le réalisateur Jacques Kébadian, dont j'avais fait la connaissance au Service de la Recherche. Jacques, à l'œuvre duquel Nicole Brenez a consacré il y a peu une rétrospective à la Cinémathèque et qui a tourné sur moi, pour l'INA, un documentaire,  m'avait parlé en 1975 d'un de ses amis qui faisait chez lui une musique comme la mienne, en superposant sa voix, mais qu'il n'avait jamais fait entendre sauf à ses proches. Il l'appelait de l'impromuz. J'étais alors membre du GRM. Je suis allé voir Ghédalia chez lui, rue du Faubourg-Saint-Antoine à Paris, sa musique m'a tout de suite enthousiasmé, et nous nous sommes très bien entendus. J'ai fait un entretien avec lui dans une des séries de radio dont je m'occupais, j'ai écrit sur lui, je l'ai programmé dans deux concerts : le GRM n'a pas aimé mais j'avais eu carte blanche pour les faire. Ghédalia a souvent raconté qu'il avait été très touché de ce que je lui avais dit : que c'était de la musique, et que c'était une œuvre.

Par la suite, nous nous sommes revus souvent, soit chez lui, soit dans le cadre d'une sympathique bande d'artistes et d'intellectuels dont quelques-uns avaient été membres de la Gauche Prolétarienne (pour ma part je n'ai jamais été gauchiste ni militant) :  Jacques Kébadian, ses sœurs Annie et Aïda,  la monteuse et future réalisatrice Franssou Prenant avec sa dégaine de gavroche (nous avons regardé récemment son excellent documentaire Bienvenue à Madagascar), mais aussi André Glücksmann (qui a fait le texte de pochette de Diasporas), la merveilleuse Françoise « Fanfan » Renberg, sa femme, dont le point de vue m'intéressait toujours (j'ignorais qu'elle était la fille d'une grande figure du PCF et du féminisme, Jeanne Colombel) : c'était gai, ouvert, vivant, pas du tout nostalgique, et on pouvait discuter politique sans crispation et sans ressentiment. Il y avait aussi la comédienne Hermine Karagueuz, le réalisateur Michel Andrieu, le sculpteur Ipoustéguy, et d'autres.

Ghédalia et moi, à cette époque, avons donné un concert-spectacle ensemble en alternant nos musiques : les miennes sur bande magnétique, les siennes, avec sa performance vocale ajoutée en direct à ses bandes. Je montrais également des films que j'avais faits en super-8mm, superposés à nos musiques. Lors de ce concert, j'accompagnai au piano et au piano-jouet (instrument dont mon ami Robert Cahen m'avait fait cadeau) Ghedalia dans un Tango chanté. J'avais composé la musique, celle-ci lui avait inspiré des paroles. C'est chez lui que nous avons enregistré par couches, la version pour le disque de ce qui est devenu le Quasimodo Tango :  j'ai joué la partie instrumentale, sur piano, harmonium et piano-jouet, puis Tazartès a ajouté sa voix. La chanson a été un mini-tube sur la chaîne Fip, ce qui m'a rapporté mes seuls droits d'auteur comme compositeur de chanson. Ce morceau, réédité plusieurs fois sur CD, et qu'on peut entendre sur Youtube, est la seule trace des nombreux échanges que nous avons eux dans une période courte, entre 1975 et 1980, et de façon amusante il n'est pas représentatif de nos expressions musicales respectives : Ghédalia n'est pas devenu un crooner, et je n'ai pas réussi comme compositeur de chansons, bien que j'en ai écrit plusieurs (l'une d'elles, La Caravane, figurera, avec le Tango, dans mon Nycthéméron).

C'est aussi chez Ghédalia, dont la force musicale m'a inspiré et revigoré, que j'ai créé des éléments musicaux pour mes propres œuvres sur les vieux instruments récupérés qu'il collectionnait : son harmonium s'entend dans le Gloria, et son orgue électrique déréglé m'a inspiré des accords qu'on entend dans La Ronde, la Tentation, la Messe de terre. Je lui ai aussi demandé de déclamer, pour Tu, un poème de Desnos, il y avait un cachet pour le payer, nous avons travaillé comme pour un tournage de film, dans le studio du GRM, avec un bon micro.

Il m'arrivait de souhaiter qu'il fasse des œuvres plus ambitieuses, mais c'est peut-être que je voulais le modeler et qu'il soit, comme moi, un compositeur, alors que lui se voyait comme « musicien ». Je vois qu'il est devenu, comme tel, une légende ; sa musique souvent drôle et pas seulement tragique, et qu'il faisait comme je fais la mienne, c'est-à-dire sans se soucier de savoir si elle venait trop tôt ou trop tard, dégage quelque chose d'immense, et elle continue et continuera de faire passer une émotion profonde.